Jean-Patrick BEAUFRETON
auteur  &  conteur normand
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UNE FEMME, C'EST COMPLIQUÉ !


Grégoire est un brave gars ; tout le monde vous le dira et ils auront bien raison ! Ses parents sont des paysans courageux, qui cultivent bien leurs terres à côté de Trun et ils s’occupent bien de leurs bêtes. Pour sûr !

Ah ! vous ne connaissez pas Trun ? Une bien belle commune pourtant, dans le département de l’Orne. Sur Internet, vous trouverez plein de choses sur son histoire, ses monuments et peut-être bien ses célébrités s’il y en a ; mais je serais étonné qu’on vous parle de Grégoire Loiseau et de ses parents, ce sont des gens discrets qui ne font pas parler d’eux. Tout comme les autres Trunois d’ailleurs ; en général, ce sont des personnes honnêtes, avisées et fréquen-tables, vous pouvez y aller sans crainte !

 

Grégoire vit encore chez ses parents. Il va sur ses vingt-quatre ou vingt-cinq ans, si je compte bien et que je le compare aux autres gars de son âge. Ce n’est pas pour autant un fainéant qui se laisserait vivre. Il se lève bien de bonne heure pour aider à l’étable, au poulailler, au jardin avant d’aller aux champs. Toute la journée, il travaille et ça marche comme ça du lundi au samedi ; le dimanche matin, c’est la messe, sans être bigot, et des fois, dans l’après-midi, il va au café pour se distraire, comme les jeunes de son âge !

Ce n’est pas un gars à courir les filles ; non, non, il est sérieux et propre ! Un petit verre, pourquoi pas ? Mais les filles, c’est souvent la source de problèmes : elles sont jalouses entre elles, elles racontent tout sur les mauvais coups qu’elles ont rencontrés, quand elles ne refilent pas la chaude-pisse ! Grégoire n’a rien connu de tout ça, mais c'est ce que son père lui a expliqué. Surtout que boire un coup ou taper le carton, il sait s’y prendre ; alors qu’avec une fille, il ne voit pas ce qu’il ferait d’autre.

Pour bien comprendre ce que pense Grégoire, il faut connaître sa situation : son assiette est prête chaque soir à la table familiale, sa culotte est propre chaque semaine ; sa mère s’occupe de tout, de la cuisine, de la lessive et du raccommodage. Pourquoi Grégoire irait-il s’encombrer d’une femme qui, si ça se trouve, ne sait pas faire tout ça, ni jouer à la coinchée ? Allez savoir.

Grégoire n’a vraiment aucune raison de se soucier d’autre chose que des vaches, des poules, du tracteur et du maraîchage. Il est bien heureux comme ça et il n’y a rien d’autre à raconter à son sujet.

 

Ses parents ne l’entendent pas tout à fait de la même oreille, ou ils ne le voient pas du même œil, c’est comme vous préférez. Ils commencent à prendre de l’âge et ils se demandent parfois ce que va devenir la ferme, quand ils ne seront plus là. Ils ont trimé toute leur vie, accumulé trois sous pour leurs vieux jours et ils ont fait attention de ne pas avoir une nombreuse marmaille qui coûte la peau des fesses à élever : parce que, tout petit, c’est mignon, mais après ça grandit ! Résultat, ils n’ont eu qu’un fils ; ils regrettent seulement que c’est un fichu benêt, même pas capable de se trouver une femme qui lui préparerait la soupe ou lui raccommoderait ses habits. Bien sûr, qu’il est gentil, leur Grégoire, il est consciencieux et travailleur, mais question donzelle, ils se désespèrent de voir une bru à la maison, de lui confier leur fiston et les clés de la barrière, par-dessus le marché !

Les parents en parlent souvent, le soir quand ils sont couchés. À partir d’un certain âge, il ne reste plus que la conversation pour rapprocher les époux ; ça compense des années de silence que constitue le mariage amoureux.

À force de discuter, la mère ordonne au mari de prendre son courage à deux mains et de parler entre hommes avec leur rejeton :

— Mets-le en garde qu’un jour prochain… on n’est pas éternels… qu’il devrait penser à tout ça… sinon on ne sait point ce qui peut arriver…

C’est clair pour le père. Il n’a qu’à mettre son fils en face de ses responsabilités : se trouver une femme ou risquer de voir la ferme récupérée par l’État et les impôts :

— Imagines-tu voir les fonctionnaires, et surtout le percepteur, venir s’occuper des bêtes et t’expliquer comment on fait vêler une vache ?

L’argument est fort, il porte dans la tête de Grégoire  ; le père Loiseau ajoute, en homme pratique, les moyens de parvenir à ses fins, malgré les réticences et le manque d’expérience de son garçon :

— Le dimanche, y a toujours le bal dans l’arrière-salle du café ? Eh bien, tu repères une fille qui te plaît, tu lui proposes de danser avec elle, et quand elle sera dans tes bras, tu lui parles de la ferme que tu vas hériter, de l’épargne qu'on a mis en réserve. Et tu lui dis surtout que t’aurais bien envie de faire des enfants avec elle…

— C’est tout ! s’étonne le puceau.

— C’est tout ? bah évidemment que bien sûr. Mais choisis-la bien surtout, parce qu’après, ça peut durer 40 ou 50 ans !

 

Grégoire va au bal. Après trois ou quatre danses, il ne s’en souvient plus avec précision, mais il sait que ce dimanche-là, il n’a pas eu le temps de taper le carton avec les copains… après trois ou quatre filles tenues dans ses bras, il est rentré chez lui pour avouer qu’aucune n’a réagi à ses paroles, que la méthode paternelle n’a pas marché.

—  Je t’avais dit de choisir une fille ! et toi, t’es allé en prendre une demi- douzaine ! C’est pas de l’amour, ça, c’est de la muflerie, de la goujaterie… Ah, depuis qu'ils ont supprimé le service militaire... Nous autres, y avait pas Internet, mais savions y faire !

En fait, une fille avait écouté les paroles de Grégoire, c’est la Martine, la dernière fille des Boucel. Des gens sérieux et courageux, eux aussi ; ils habitent de l’autre côté de Trun, mais comme le bourg est petit, ça ne fait pas loin. Martine a rendu visite à Grégoire. Les parents ont trouvé ça bizarre, mais allez savoir avec les jeunes d’aujourd’hui ? Leur fils a dit qu’il était rentré bredouille, alors ils ne se sont douté de rien.

Après trois ou quatre venues, ils ont bien senti qu’il se passait quelque chose, alors que le Grégoire jugeait simplement que Martine était gentille de venir lui dire bonjour, il la trouvait mignonne avec son sourire de dentifrice, qu’elle savait parler et qu’elle présentait bien, pour une fille. Rien de plus !

Le père Grégoire tente alors d’expliquer à son marmot :

—  Il se passe quelque chose entre Martine et toi…

— Ah bon !

— M'est d'avis qu'elle t’a dans l’œil. Une chose est sûre, elle te tourne autour.

— Tu crois !

— Si tu veux que je te parle en homme, un vrai, je peux te dire qu’elle est amoureuse de toi et que si tu sais t’y prendre, elle deviendra ta femme…

— Ah bon ! s’étonne Grégoire. C’est donc comme ça ? dit-il tout éberlué.

 

Ce soir-là, les parents se rendent compte qu’ils ont négligé des pans entiers de l’éducation de leur unique rejeton. Plutôt que tenter des corrections qui risquaient d’être aussi catastrophiques que les précédents enseignements, ils décident de l’envoyer voir des gens savants et entraînés : d’abord, l’insti-tuteur qui sait bourrer le crâne des marmots, ensuite le curé qui a l’habitude de faire croire au bon Dieu avec le catéchisme.

Le maître d’école donne des informations plutôt scientifiques et mathéma-tiques, elles semblent compliquées dans l’esprit du pauvre garçon : dans une femme, il y a des trucs qui marchent tous les « un mois » et d’autres qui prennent jusqu’à « neuf mois », mais les uns marchent quand les autres ne fonctionnent plus, et réciproquement. Allez y comprendre quelque chose !

Le curé aussi parle de choses difficiles à saisir par Grégoire, mais le curé a la tête avec le bon Dieu dans les nuages, alors que le brave paysan a les pieds bien sur terre :

— Souviens-toi, mon garçon, que Martine, comme toutes les femmes que le Seigneur nous a confiées sur terre, a un cœur et une âme ! Elle t’offre son cœur, c’est entendu, mais son âme appartient à Dieu et tu vas en devenir le seul garant…

Grégoire aime bien manger du cœur, c’est vrai, comme tous les abats aussi. Mais il n’a jamais eu l’idée de manger celui de Martine et elle ne lui a jamais proposé, non plus. Il a l’impression que le curé dit des choses sans savoir : Grégoire et Martine, c’est de l’amour – le père l’a appelé comme ça – ce n’est pas de la cuisine. Quant à l’âme, c’est un truc qu’on ne peut pas voir, parce que ça reste au-dedans !

Les leçons peu convaincantes des gens savants troublent le pauvre garçon ; ses copains du dimanche lui donnent, eux, des choses plus pratiques :

— Tu as déjà vu le taureau avec la génisse... ou bien le chien avec la chienne… eh bien, toi avec Martine, ce sera pareil !

- Ah bon !

Pendant ce temps, les parents des deux futurs époux se mettent d’accord sur la date de la cérémonie, le menu du repas et le petit logement à transformer en « nid d’amour ». Martine réclame d’y avoir une belle armoire et Grégoire l’approuve ; elle veut une cuisinière moderne et il est d’accord ; elle souhaite un grand lit avec des oreillers et il trouve l’idée bonne. Il pense être conciliant, mais les parents le déclarent amoureux ; Grégoire déclare en être fier, mais il se vante que son courage lui évite d’en ressentir les effets.

 

La cérémonie, tant à la mairie qu’à l’église, est si émouvante que les deux mères versent des larmes à n’en plus finir ; le marié, conscient de devenir un chef de famille, reste la tête haute, comme le lui ont conseillé les copains.

À son idée, le dîner de noces traîne plus longtemps que le souper à la ferme ; par chance, il y a de la musique pour attendre entre les plats, plus nombreux que de coutume. La soirée dure aussi, et personne ne réclame à aller au lit ; le père dit que la fête est réussie, Grégoire trouve qu'elle est longue. Soudain, alors qu’un copain lui propose une coinchée ou une partie de dominos, Martine le supplie de « s’éclipser dans la chambre nuptiale ». Le jeune marié constate, une fois de plus, que sa femme a du vocabulaire, et il en est fier comme Artaban, alors il la suit.

Nous tairons la nuit de noces et les autres intimités des jeunes mariés, on ne va pas faire comme les paparazzis avec les peoples ! La seule certitude, c’est qu’après trois mois de mariage, le premier enfant arrive dans le ménage.

Le jeune père fouille dans ses souvenirs, il y trouve du « un mois » et du « neuf mois », mais aucun « trois mois ». Plus il cherche, moins il se rappelle. Il en tire la conclusion que quelqu’un, sans doute l’instituteur qui l'a embrouillé avec tous ces nombres, s’est moqué de lui, qu’il a tenté de le ridiculiser, de lui faire croire des choses qui n’existent pas.

— Si ça se trouve, il a voulu laisser penser que je suis un imbécile…

Lui, Grégoire Loiseau ! le brave gars de Trun ! le chef de famille marié avec la Martine! il ne peut pas accepter un tel affront. Puisque le maître d’école veut rire de lui, il va montrer de quoi il est capable.

Un Normand en colère a plusieurs façons d’exprimer son agacement : ou il trait ses vaches sans les mettre debout ; ou il boit cul-sec une grosse rasade de goutte, ça désinfecte le gosier et l’esprit ; ou il intente un procès à son adversaire devant le juge. C’est pour cela que les deux métiers les plus profitables de la région sont marchands de boissons et avocats ; un des deux nécessite de longues études et l'autre du bagout. C’est difficile de savoir lequel, ça dépend si on est fort de la tête ou du coude.

— Monsieur Loiseau, lui suggère le plaideur, plutôt que de nous lancer tête baissée dans des procédures longues, hasardeuses, et par conséquent coûteuses, nous allons consulter la Coutume, ce gros Code qu’utilisent les juges dans les affaires épineuses, nous allons vérifier si aucun article n’excuse, n’explique, voire ne justifie ce qui vous arrive ! Ainsi, nous ferons sans doute l’économie d’un mauvais procès qui nous vaudrait de devenir la risée générale…

Le plaignant est estomaqué devant une telle sagesse, il sent qu’il est face à un homme du métier. Il se félicite d’être venu lui demander son avis... surtout si ça permet des économies ! Il est heureux quand le précieux avocat, après avoir tourné au moins vingt pages de son énorme recueil de lois, pointe son doigt au bas d’un recto :

— Ah, voilà, s’exclame-t-il. Voilà l’article qui nous concerne, Monsieur Loiseau ; c’est nous, mot à mot.

Sa voix rassurante devient grave, il lève son regard dans celui de Grégoire et prononce les termes lus avec la lenteur d’un docteur en droit :

— Trun et les Trunois, les femmes accouchent au bout de trois mois…

Son visage se détend, il jubile et répète avec enthousiasme :

— Vous m’entendez ? Trun et les Trunois, c’est bien vous ! Les femmes accouchent au bout de trois mois, c’est bien Madame votre épouse !

Grégoire ne peut rien contester, tout est vrai : il croirait presque que la Coutume a été écrite pour lui. Même si ça lui coûte un gros billet, il ressort plus savant que le maître d’école qui ne connaît que la règle générale, alors que lui, Grégoire Loiseau, connaît l’exception, une exception si rare que le juriste lui-même a été obligé de la chercher en détail.

Les parents et les amis du jeune père se déclarent rassurés de voir leur fils et leur copain redevenu calme et serein ; Martine lui montre aussi toute la gratitude qu’elle peut avoir à son égard. Elle lui rappelle les engagements réciproques pris devant monsieur le maire et monsieur le curé ; Grégoire en a presque les larmes aux yeux. Elle promet avoir tenu ses engagements, de se comporter en bonne épouse depuis leur mariage, et elle s’engage à continuer à être comme ça à l’avenir.

Grégoire la remercie avec émotion et la serre si fort dans ses bras que…

 

Neuf mois se passent avant de constater l’effet de l’étreinte profonde. Les parents sont heureux du second enfant venu auréoler leur bonne entente. Mais Grégoire se montre tout à coup perplexe : il se souvient des paroles de l’avocat qui lui a pris un gros billet pour seulement trouver une ligne à lire : «  Trun et les Trunois, les femmes accouchent au bout de trois mois… » Et maintenant, c’est au bout de neuf mois, comme avait dit le maître d’école.

Aucun doute n’est permis : le menteur est donc l’homme de loi qui fait croire qu’il est savant pour tirer l’argent des crédules qui viennent chercher un conseil.

Sans attendre un seul instant, le nouveau père pousse la porte du cabinet et exige la preuve, noir sur blanc, de ce qu’il lui a raconté la fois précédente ou le remboursement, illico, sur le champ et sans attendre, de la consultation.

— Ne nous fâchons pas, rétorque le juriste avec calme. Si je vous ai lu un article, Monsieur Loiseau, c’est qu’il existe quelque part. Pourquoi vous aurais-je menti ? Pourquoi aurais-je inventé un texte de toutes pièces ?

Grégoire n’a rien à répliquer.

— En auriez-vous noté le numéro ou la référence, s’il vous plaît ?

Tout penaud, le plaignant a tellement été soulagé d’apprendre l’exception locale à la loi naturelle qu’il n’a retenu que ce qui l’intéressait, sans imaginer qu’il aurait besoin de rechercher la page.

— C’était au bas d’un recto, dit-il en s’excusant de ne pas pouvoir être plus précis.

 

—  Trun et les Trunois, les femmes accouchent au bout de trois mois… scande le juriste en tournant les pages de la Coutume. Quand tout à coup, il retrouve le sourire de l’échange précédent :

— Ah voilà, c’est ici ! Vous aviez raison, Monsieur Loiseau : le bas d’un recto ! Vous avez une excellente mémoire, Monsieur Loiseau ! C’est mot pour mot, ce que vous me disiez.

Après un profond regard sur le papier, il ajoute :

— Je vois aussi que le texte s’achève par une virgule ; il y a donc une suite au verso.

Et après avoir tourné la page, il s’exclame :

— Trun et les Trunois, les femmes accouchent au bout de trois mois, mais seulement la première fois !

Grégoire est de nouveau soulagé, il est satisfait de la fin de l'article qui lui faisait défaut ; il donne avec empressement un autre gros billet pour la consultation, juste complément de son éducation d’époux :

— Comme dirait mon père, les femmes c’est compliqué. Pour sûr !


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Classement au 31/03/2018

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