Le garçon installé en face de Patricia lui donnait un sentiment partagé : il était d’apparence agréable, il présentait bien, son langage était soigné, ses propos intelligents ; bref, il avait de quoi satisfaire les parents de la jeune fille et remporter leurs suffrages.
— Si je devais leur présenter un jour, je suis sûre qu’ils l’apprécieraient. Même si ces considérations semblent prématurées.
Toutefois, certaines de ses attitudes dérangeaient la jeune fille ; sa manière de la regarder, de la fixer, de la dévorer des yeux, laissait penser à un maquignon en pleine négociation d’une génisse dans le marché aux bestiaux. Cette façon insistante d’observer et de se taire faisait songer à un collectionneur à l’affût d’une pièce rare qu’il aurait fini par dénicher et qu’il veillerait à acquérir à bas prix. Patricia ne se sentait ni une génisse, ni le bibelot d’une quelconque transaction. Entre le parfait gendre et l’obsédé méticuleux, l’étudiante était divisée, presque écartelée : celui-là la rassurait et il serait idiot de passer à côté, celui-ci l’intriguait et elle ne voulait pas s’y attacher trop vite.
— Il ne faut jamais s’arrêter à la première impression. Le coup de foudre, c’est pour les midinettes !
Patricia se répétait les paroles lancées en l’air dans les conversations inutiles, autour d’un chocolat tiré au distributeur de la fac, quand il fonctionnait et qu’il était accessible. Mais là, la situation était différente : Guillaume était assis en face d’elle, il lui parlait depuis un bon quart d’heure et la dévisageait, avec insistance et étrangeté certes, mais sans s’en cacher le moins du monde. Et dans quelques minutes, chacun reprenait son chemin.
— On peut se revoir, proposa-t-il dans une sorte de question, à mi-chemin entre l’invitation et l’ordre.
— Ce n’est pas à exclure, rétorqua-t-elle de manière détachée.
Elle avait adopté quelques conseils de prudence remis aux nouvelles étudiantes : ne jamais confier à un inconnu son adresse dans la cité universitaire, ni son numéro de téléphone ; c’était « aller trop loin », aurait dit son père. Elle souhaitait uniquement indiquer un lieu de rencontre éventuelle, un « terrain neutre » pour reprendre les propos des duellistes dans les romans du passé.
— Je suis souvent à la bibliothèque centrale, entre midi et une heure…
Patricia mentait, elle en était consciente, elle se forçait à sourire et s’en pardonnait, avec l’excuse que, s’il acceptait l’invitation, elle se rendrait une ou deux fois à ce rendez-vous mensonger pour tester ce drôle de type.
— Ça m’arrive d’y aller, lâcha-t-il, même si ce n’est pas une habitude !
Dans l’esprit de la menteuse, Guillaume mordait à l’hameçon grossier ; il demandait à la revoir, sans rien exiger d’autre, de précis, de plus engageant. Elle se rassura et pensait détenir le moyen de déceler ce que le garçon avait derrière la tête : s’il venait, c’était signe d’un intérêt évident, s’il se dérobait, elle évitait de succomber à la moindre traque d’un chasseur sans scrupules.
— Alors, à bientôt ! lança-t-elle en guise d’au-revoir.
Elle était déjà debout, saluait la table de copains d’un large « bye-bye » et sortit de la cafétéria en se dandinant, sans se retourner.
Le lendemain, Clara perçut que Patricia avait un souci qui lui minait le moral et l’empêchait d’afficher son sourire franc et habituel. Après quelques remarques entre copines toujours prêtes à plaisanter, Patricia lâcha une question :
— Tu connais Guillaume, qui était assis en face de moi, hier soir, à la cafét’ ?
Clara fronça les sourcils à la recherche d’un vague souvenir :
— Guillaume, Guillaume ? le gars avec un air asiatique et ses grosses lunettes noires ?
— Oui, si tu veux…
La description amusait la questionneuse qui n’avait retenu aucun de ces aspects.
— Tout ce que je sais, mais tu l’as sûrement vu toi aussi, c’est qu’il est myope de chez myope.
— Une taupe, tu veux dire ?
— Ouais… Il est en histoire, je crois, mais me demande pas en quelle année.
Patricia était à moitié satisfaite des informations : un historien myope ne constituait pas un programme des plus romantiques ! Toutefois, la mauvaise vision justifiait sa manière de la pointer du regard, avec insistance.
— Et le bigleux t’a tapé dans l’œil ?
Clara enchaînait par une question en pirouette. Le trouble de sa copine l’intéressait, elle tentait de la « cuisiner » en toute amitié.
Les deux étudiantes s’étaient connues quelques jours après la rentrée. Si les aléas de l’existence aident les semblables à se rencontrer, elles en étaient la parfaite illustration : même genre de familles, même parcours scolaire en tête de classe, même goût pour la langue de Shakespeare et finalement, même fac et même année. La seule chose qui les différenciait était leur perception du monde universitaire, si éloigné de leurs origines : Patricia pensait que ses parents lui montraient la sagesse et elle veillait à tout avouer de ses découvertes, de ses incertitudes ; Clara avançait que ses géniteurs étaient d’un autre monde, elle refusait de les dénigrer, mais elle avait l’opportunité de trouver sa place dans un nouveau milieu, de tisser son réseau personnel, sans requérir leur aval systématique. Les deux jeunes se provoquaient parfois avec leurs opinions, aucune ne cherchait plus à convaincre son amie.
— Taper dans l’œil ? reprit Patricia, tu as le mot pour rire à propos d’un myope.
La conversation s’arrêta là. Le prof d’histoire de la civilisation anglaise – le nom semblait tout un programme – entamait son cours par le résumé en trois points de la séance précédente, cette méthode lui valait chez tous ses élèves le surnom de « three points », prononcé comme un score de patinage olympique.
Ce midi-là, Patricia s’installa à la bibliothèque, dans un renfoncement invisible de l’entrée. Elle s’était déjà assise à cet endroit, un après-midi où toutes les tables étaient occupées ; mais là, c’était volontaire et délibérée : si Guillaume était décidé à la rencontrer, il le prouverait par une recherche nette ; s’il abandonnait à la première difficulté, ce n’était pas le garçon qu’elle pensait. Elle ouvrit le cours du matin, lista les questions à éclaircir, les points à approfondir et commença à souligner les éléments à retenir : organisation et précision étaient ses mots d’ordre.
Si l’intention était au travail, à ne pas gaspiller son temps en rêvassant à tout et à n’importe qui, la tête se levait d’elle-même et incitait à détailler les visages qui passaient à portée de vue, à écouter les conversations alentour, à guetter les allers et venues. Du coup, Patricia se surprit à sortir peut à petit un stylo, un surligneur et un crayon, sans s’en apercevoir, à lire deux fois la même page de notes, à mettre un astérisque là où elle en avait déjà tracé une étoile :
— Ou ce point est vraiment important, ou c’est moi qui marche à côté de mes pompes !
Cent fois, elle surveilla l’écran de son téléphone qui indiquait le défilement indomptable des minutes ; la demi-heure était passée depuis un bon moment et le rendez-vous prenait toutes les allures d’un lapin.
— Si je veux bouffer un croque avant mon cours de l’après-midi, il a intérêt à se pointer sans tarder.
Patricia commençait à ranger ses affaires sorties pour presque rien : le dossier classé dans la sacoche, les stylos entassés dans la trousse, le téléphone enfoui au fond du sac à main.
— Tiens, salut, qu’est-ce que tu fais là ?
La voix fit sursauter l’étudiante, qui se retourna pour dévisager celle qui l’interpellait de la sorte.
— Oh, Françoise, je pourrais te poser la même question !
Les deux voisines du lycée étaient surprises de se retrouver plusieurs mois après la rentrée universitaire, elles ne s’étaient jamais croisées sur le campus, dans les bus ou dans la ville. Quelques paroles suffirent à se donner des nouvelles mutuelles de leur orientation et des observations sur leur nouvelle vie.
— Tu viens souvent ici ? demanda Françoise en lançant le regard à travers la bibliothèque.
— Parfois, prétexta Patricia, comme tout le monde ! Mais c’est la première fois que je viens le midi… C’est bourré !
— Ça dépend des jours… mais moi je préfère quand même cette heure-là : tout le monde discute aux tables ; si tu as besoin d’un bouquin en particulier, tu es vite servie : au comptoir, ils poireautent…
Patricia retint la leçon que son mensonge lui avait fournie, elle qui se désolait de la cohue à ses passages, elle se pointerait dorénavant au moment du déjeuner pour soulager son énervement.
— Bon, il faut que j’y aille : j’ai cours dans un quart d’heure et je n’ai pas encore mangé !
Guillaume n’avait pas pointé le bout de son nez :
— De deux choses l’une, en conclut l’étudiante en anglais, ou il n’a pas envie de me revoir ; ou il n’est pas pressé. Ce qui revient au même : je ne compte pas pour lui ! Il se dit qu’il a mieux à faire que de s’occuper de moi.
En quête d’une consolation de dernière minute, Patricia guettait les abonnés qui s’agglutinaient près de la banque d’emprunt, ceux qui se levaient, ceux qui rentraient, toutes les têtes et tous les dos qui se croisaient dans un murmure assourdi.
— Occupe-toi de ton estomac, maugréa-t-elle, tu verras le reste plus tard !
Sans tarder, elle se dirigea vers la caravane à sandwiches où elle avait trouvé ses habitudes. Au début, elle avait jugé les prix abordables, puis le choix satisfaisant et Claudine, la préparatrice, l’avait prise en affection, presque une mère de substitution.
— Alors, ma belle, qu’est-ce que tu manges aujourd’hui ? Tu n’es pas en avance, dis donc !
— J’étais à la bibliothèque, pour…
Patricia ne finit pas sa phrase, subitement craintive de se démasquer par maladresse.
— Oh, tu as raison d’y aller en premier ; parce que si tu y rentres la bouche pleine ou les mains chargées de mes bons trucs, tu peux faire demi-tour aussitôt ! Allez, qu’est-ce que je te donne ? Je n’ai plus de tomates, ni de pain de mie, ils m’ont tout pris…
L’étudiante se dressa sur la pointe des pieds et chercha à voir l’intérieur de la caravane, croyant peut-être que la vision quotidienne lui ouvrirait une idée de préparation originale.
— Mettez-moi un rillettes-cornichons. Pas trop de cornichons… Oh non, plutôt de la salade… rillettes-salade, avec un filet de ketchup.
Avec un large sourire, Claudine attendait :
— C’est ton dernier mot ? Je peux passer en cuisine ?
Depuis que la « patronne » l’avait adoptée, Patricia se plaisait à demander des combinaisons nouvelles ; jamais ses inventions ne lui avaient coûté un centime de plus, alors elle donnait libre cours à son imagination.
Pendant qu’elle coupait le pain et y tartinait un généreux morceau de rillettes, Claudine commentait les nouvelles du campus et les conversations qu’elle avait entendues devant sa caravane :
— Tu fais de l’histoire, toi ?
— Non, je suis en première année d’anglais.
— Ah oui… l’histoire, c’est à l’étage juste au-dessus de toi !
Patricia se demandait pourquoi la « sandwicheuse » parlait soudain du département où Guillaume étudiait. Savait-elle déjà leur rencontre de la veille et leur rendez-vous sine die ? Clara aurait-elle lâché un bobard pour plaisanter et la dame aurait-elle tout mélangé ?
— Impossible, se convint l’étudiante troublée, ce n’est sûrement qu’une coïncidence.
Pour s’en assurer, elle interrogea, avec un faux détachement, sur les potins venus du département d’histoire.
— Je ne sais pas bien, ma belle, je n’ai pas tout compris. La police serait venue ; il y aurait eu du grabuge, mais ne m’en demande pas plus… Quelque chose de pas clair, en tous cas.
Patricia commençait à mordre dans le morceau de pain, quand Clara la rejoignit en direction du bâtiment des bureaux et des salles. Les deux copines parlaient des cours du matin et de celui qui les attendait, elles comparaient les professeurs, les contenus, les classes et l’amphi, trouvant ici des avantages, là des agréments et aussitôt des inconvénients majeurs. Elles en concluaient que rien n’était parfait, mais qu’elles appréciaient tout.
— C’est quand même mieux que le lycée…
— Sans communes mesures.
— Les parents en moins !
Clara se satisfaisait de son observation, tandis que Patricia l’aurait presque déplorée.
— Tiens, qu’est-ce qui se passe par là ? Il y a un attroupement, un meeting ? Une manif ou un camelot ? En tous cas, un bouchon sur la route du cours.
Des groupes de discussion encombraient le hall et l’escalier ; les deux jeunes filles furent obligées de se faufiler entre les conversations :
— Mo, ça ne m’étonne qu’à moitié…
— Ils l’ont arrêté quand ?
— Il se mêlait pas beaucoup avec nous…
— Chez lui ou ici ?
Quand elles se rejoignirent, les deux copines échangèrent ce qu’elles avaient entendu et compris : quelqu’un avait été arrêté ; plutôt un étudiant ; tous ceux qui en parlaient étaient des têtes connues en histoire ; mais aucun nom n’a été perçu, pas même un à-peu-près, ni le pourquoi, ni le comment. De toutes manières, ça ne s’est pas passé dans les locaux de la fac où elles étaient depuis le matin. Les papotages les accompagnèrent jusqu’à la salle où elles parvinrent avant que la porte ne fût ouverte. Les premiers arrivés faisaient le pied de grue dans le couloir, pour se garantir une place confortable dans la salle exiguë. Bien sûr, l’unique sujet de leurs bavardages portait sur l’arrestation d’un étudiant d’histoire. À l’approche des deux filles, les visages se tournèrent dans leur direction et une élève appela Patricia en haussant la voix pour couvrir les bruits :
— Eh, qu’est-ce qu’il t’a dit, hier soir, le type qui était assis en face de toi à la cafét’ ?
— Qui ? Moi ? interrogea Patricia, incertaine d’être prise à partie.
— Oui, le type avec ses énormes binocles noirs.
— Euh… rien ! pourquoi ?
— J’espère qu’il ne t’a pas draguée…
— Il ne t’a pas invitée chez lui, au moins ?
— Ma pauvre, tu l’as échappée belle.
Les remarques se cognaient avec violence dans les oreilles de Patricia. Elle se sentait impliquée dans une affaire dont elle était étrangère : l’étudiant arrêté était sans doute Guillaume.
— C’est pour ça qu’il n’est pas venu à la bibliothèque, songea-t-elle. Il viendra demain, à la place.
Mais, pour sa part, elle n’était coupable de rien. Par chance, elle sentait ses collègues la plaindre plus que l’accuser de quoi que ce soit. Ils l’entouraient même d’une forme de bienveillance. Ils cherchaient à la consoler d’un péril, dont elle n’avait nulle conscience. Quand le maigre blondinet, souvent assis devant elle dans le cours, lui posa la main sur l’épaule :
— Ce matin, les flics ont débarqué chez lui. Il paraît qu’il attirait dans sa piaule, en ville. Après il les découpait en morceaux à cuire. Il en aurait croqué deux ou trois comme ça !
Patricia sentit une subite étuve lui chauffer les tempes et s’effondra contre la porte tout juste ouverte.