— C’est un miracle, un prodige. C’est la récompense de nos prières !
L’austérité du couvent s’effritait sous les clameurs de frère Pierre ; le vénérable moine, affecté à la mise en bouteilles des sirops et des vins issus du verger, passait ses journées à soutirer le nectar et le verser dans les flacons aux formes du Canon permises par la religion et appréciées des fidèles visiteurs. L’ancien père supérieur avait nommé frère Pierre à cette tâche, car il en possédait les qualités : fils de vigneron, il connaissait la vigne et maîtrisait la transformation des fruits en jus, en vins, en liqueurs et même en confitures. Élevé depuis sa tendre enfance dans le monde agricole, il en savait les techniques, les contraintes et les risques. Ainsi, il veillait au bon équilibre des productions : trop de sucre altérait les gelées et sa consommation excessive déréglait la santé. Frère Pierre avait su conserver sa silhouette de jeune homme et s’évitait l’embonpoint par une vigilance alimentaire sans faille, prudence qu’il préconisait sans cesse à ses condisciples. Bien sûr, les dangers de l’alcool ne lui échappaient pas ; il ne testait qu’une seule gorgée par fût au moment de le percer, ce qui signifiait que frère Pierre ne dérogeait à l’abstinence que de temps à autre, et encore : avec seulement quelques centilitres dans chaque verre. Les autres jours, comme ses compagnons du monastère, il ne buvait que l’eau tombée du ciel et filtrée par la terre.
Ce jour-là, le sage distillateur du couvent semblait avoir la gaieté chevillée au corps. Le matin, il s’était félicité d’une eau douce et agréable, puisée dans les toilettes de l’atelier. L’élan avait étonné son assistant, car il n’était de coutume que de commenter les eaux de vie ou les nectars à l’ouverture du tonneau ; le fût en cours de travail était percé de la veille, rien ne justifiait de parler d’autre chose.
Au moment de chanter la sexte, le sobre viticulteur jugea l’eau des toilettes céleste et son arôme divin.
— Ça va comme tu veux, Pierre ? s’inquiéta son aide.
— Pour aller, ça va. J’y retournerai même bien une seconde fois, tant c’est bon !
Le jeune frocard, chargé de coller les étiquettes et encartonner les bouteilles, éprouva une sorte de doute, mais une suspicion ne lui permettait pas de dénoncer une bizarrerie, encore moins un péché. Toutefois, par crainte d’être inculpé de complicité d’un quelconque forfait, il préféra avertir le père supérieur du comportement étrange de Pierre.
— Il est allé trois fois aux toilettes dans la matinée, ce qui ne lui arrive jamais, et il en est revenu joyeux.
De vagues rumeurs circulaient à propos d’un abbé du temps passé qui s’adonnait aux herbes hallucinogènes ; aucun indice ne permettait de soupçonner frère Pierre d’un tel crime : il ne sortait jamais seul du couvent, n’y recevait aucune visite et ne fumait pas.
— Oh non, précisa le novice, il va boire et s’enchante uniquement de la qualité de l’eau…
— Tu me rassures, s’exclama le Père. S’il a soif, c’est sans doute qu’il couve une maladie et frère Pierre a la pudeur de ne pas nous en inquiéter ! Je te charge de le surveiller ; si tu me rapportes quelque chose de plus net, je l’inviterai à consulter
— Pourquoi se félicite-t-il de l’eau ? Ce n’est quand même pas normal !
Le jeune moine passait de l’étonnement à l’angoisse. Le Père aguerri aux dérèglements humains veilla à le rassurer :
— Mon enfant, quand tu as soif, tu vas boire, n’est-ce pas ? L’eau t’apporte le soulagement et tu t’en réjouis. D’ordinaire, frère Pierre ne boit que par besoin. Si aujourd’hui, il couve une maladie, l’eau le soigne, le guérit peut-être. Il est donc logique qu’il lui trouve un avantage exceptionnel. Ne te tracasse pas… veille sur lui, ton attention t’honorera.
Après le déjeuner pris en silence, le bouilleur de cru monastique passa de nouveau par les toilettes et en revint enchanté :
— L’eau est bien meilleure qu’à la cantine. On sent qu’elle a filtré à travers les vignes. Elle a profité de la racine des ceps et prit le parfum des raisins.
— Tu es sûr ? demanda le monial qui n’avait jamais entendu une telle analyse à propos du terroir et de ses effets sur la nappe phréatique.
En s’approchant de son collègue, il trouva que son haleine aussi avait changé d’arôme, elle ressemblait à une senteur capiteuse. Ses méninges mêlèrent l’avis enchanté de Pierre et la capucinade du Père, avant de n’en retenir que le conseil de le prévenir en cas d’évolution étrange. Pour étayer son rapport, l’assistant prit soin d’aller lui-même scruter les toilettes de l’atelier. Un robinet était fermé, tandis que son voisin laissait perler quelques gouttes. Avant de les humer, il remarqua que leur couleur n’était pas habituelle : rose foncé ou rouge clair, il ne parvenait pas à la définir. Il tourna le bouton pour en avoir le cœur net, prit un filet d’eau au creux de la main et y trempa ses lèvres.
Frère Pierre avait raison : le courant avait adopté l’effluve du terroir ; il contenait les muscs des cépages voisins ; son passage sous la vigne et les vergers lui avait confié le secret d’un cocktail de plusieurs essences. Pour confirmer son impression, il ouvrit plus large le flot et s’en abreuva avec délectation : ce n’était plus de l’eau, mais une exquise boisson. Il en avala tant que des idées insoupçonnées lui montèrent à la tête : les flacons de l’atelier où il œuvrait prenaient des formes arrondies, angéliques, presque féminines ; ses yeux se dilataient. Le jeune frère envisageait de mettre la découverte en bouteilles, en magnums, en tonnelets. Plutôt que s’échiner à biner, sarcler, vendanger et distiller, il suffirait d’ouvrir le robinet et ce satané philtre parfumé coulerait sans devoir se fatiguer. Il ferait, à coup sûr, la renommée du couvent et les beaux jours du monastère ; il permettrait à la communauté de vivre sans crainte des contraintes terrestres, la grasse matinée serait permise chaque jour et la bombance servie à chaque repas.
Le moinillon enthousiaste partagea, avec frère Pierre et avec gaieté, son projet devenu une certitude. D’un commun accord, ils allèrent bras dessus bras dessous transmettre cette évidence d’avenir à leur supérieur. Dans les couloirs, dans le cloître, dans le jardin et près de la chapelle, ils l’annoncèrent à ceux qu’ils rencontraient par des paroles à demi clamées, à demi chantées :
Vive saint Jean, vive Cana
L’eau et le vin, Dieu y pourvoit.
La déambulation quelque peu trébuchante étonna d’abord ; elle engendra ensuite un cortège inquiet, amusé, interrogatif et outré : toutes les natures humaines se trouvaient dans la communauté.
— Mes enfants, ressaisissez-vous ! Qu’est-ce qui justifie un semblable tapage ?
Frère Pierre exposa en termes confus la volupté de la nouvelle eau, qu’il baptisait de désaltérante et hilarante ; son assistant apporta, en baragouin, sa confirmation des qualités inédites qu’il avait lui-même constatées.
— Allons ensemble vérifier ce prodige. Si je vous comprends, il s’agirait d’un miracle inouï, une récompense envoyée par le Ciel.
Les moines incrédules repartirent vers l’atelier de distillerie et de mise en bouteilles. Comme saint Thomas, les plus curieux investirent les toilettes et dégustèrent au seul robinet offrant la merveilleuse ambroisie. Quand soudain, l’aîné de la maison s’exclama de sa voix chevrotante :
— Mais qui a inversé ce clapet ? Il ne sert qu’une fois l’an au nettoyage de la grande cuve. Dans cette position, les mille litres de vin qu’elle contient se déversent dans le conduit !