Gabriel est un excellent élève, tous les professeurs sans exception rêvent d’avoir une classe de petits Gabriel ; mais voilà, il n’y a que M. Bricot qui a cette chance. Gabriel écoute, il comprend et il retient. Aucun effort à fournir, la leçon est enregistrée. Pas seulement pendant cinq minutes : deux jours après, elle est toujours dans sa tête, à la bonne place, dans le juste casier. Comment fait Gabriel ? Personne ne peut répondre à la question, c’est sa nature.
Par contre, Jules rencontre beaucoup de difficultés ; à croire qu’il ne rencontre que des difficultés. Il est plein de bonne volonté et fournit les efforts nécessaires, mais le résultat n’est jamais à la hauteur : il écoute comme son copain, il comprend quelques instants, puis il mélange les dates d’histoire, les règles de grammaire ou les noms de géographie. Son imagination est douée pour concevoir des éléphions, croisement entre un éléphant et un lion, ou placer Paron sur une carte, à mi-chemin entre Paris et Lyon ; le seul problème, c’est que ces inventions-là ne sont ni reconnues, ni encouragées par l’Éducation nationale.
Les malheurs de Jules font rire ses camarades ; le pauvre élève n’ose plus lever le doigt pour demander une précision, au risque de déclencher l’hilarité générale ; pourtant l’éclaircissement lui serait profitable. M. Bricot sent le désarroi du garçon et veille de temps à autre à s’assurer des confusions qu’il a enregistrées :
— Non, non, monsieur, ça va… telle est la réponse que Jules a adoptée, plutôt que courir un risque.
Le brave élève a beau passer ses soirées à réviser ses leçons, il peine à retenir ce que le maître a démontré, ce que les livres illustrent, ce que ses parents répètent. Personne ne comprend ce qui lui traverse les méninges : il n’est pas sot, il ne fait pas l’idiot, il est comme ça, c’est sa nature.
Gabriel a remarqué que son copain se plante plus souvent qu’à son tour. Quand il en parle avec sa maman, il jure ses grands dieux que Jules n’en fait pas exprès, qu’il se trompe malgré lui et il en avance même la preuve :
— Quand il répète aussitôt, Jules donne la bonne réponse. Mais quand on lui demande cinq minutes plus tard, il mélange, inverse ou balance un truc au hasard et patatras, ce n’est pas la réponse attendue.
— Tu ne peux rien faire pour aider ton camarade ?
Gabriel se gratte la tête, lève les yeux au ciel et s’exclame :
— S’il venait réviser les leçons avec moi ; je lui répéterai jusqu’à temps qu’il retienne ce qu’il faut et rien d’autre.
La conférence des quatre parents donne son accord : après la classe, Jules vient chez Gabriel, les deux copains avalent le goûter et se mettent au récital des « tu fais comme ci, tu fais comme ça ». Gabriel explique, Jules comprend ; Gabriel interroge, Jules se trompe. Plutôt que se décourager, ils recommencent, une fois, cinq fois, dix fois et Jules crache enfin la bonne réponse. Le lendemain, M. Bricot pose la même question et Jules s’écrase juste à côté.
Parfois, Gabriel lassé de tels résultats croit secourir son copain en lui fournissant les justes calculs ou les phrases bien écrites ; mais quand le maître s’inquiète de la méthode utilisée par Jules pour arriver à la solution, le copain bafouille, inverse les techniques et arrive à la sempiternelle conclusion :
— C’est Gabriel qui m’a dit...
Personne ne sait quoi faire : ni les parents, ni le maître d’école, ni le médecin, ni les soi-disant spécialistes des enfants incapables d’apprendre, personne.
Un jour de congé scolaire, les deux fidèles copains jouent ensemble : s’abrutir n’est pas apprendre, laisser courir l’imagination est plus bénéfique. Quand soudain Gabriel s’écrie :
— Si tu appelais le Nain rouge ? Il pourrait te sortir de là. Il aide ceux qui le méritent ; toi, tu n’en fais pas exprès de te gourer, le Nain rouge s’en rendrait compte et il te sauverait, j’en suis sûr.
— Non, je n’ai qu’à faire attention et plus d’efforts ; même le docteur a dit que j’avais ce qu’il faut dans la tête pour réussir. Laisse le Nain rouge à ceux qui n’ont pas d’autres solutions, tu vas le déranger pour rien.
Jules a parfois le caractère résigné : il sent son cas désespéré et s’estime coupable ; il refuse d’être assisté car il considère ne pas le mériter.
Un soir, les deux camarades se séparent et se souhaitent une bonne soirée, avant de se retrouver le lendemain dans la cour de récréation. Gabriel dîne en silence, songeant à son copain, ruminant le désir de lui venir en aide, mastiquant la ferme résolution de demander l’intervention du Nain rouge, malgré le refus courageux de Jules.
Deux jours plus tard, M. Bricot pose une question de calcul mental :
— Quel est le double de 22 ?
Les élèves comptent avec leurs doigts, dans leur tête, en tapotant la table, suivant des méthodes nombreuses. Les mains se lèvent, accompagnées de la même prière : Monsieur, monsieur…
— Jules peut-il nous répondre ?
Les rires remplacent la supplique ; M. Bricot s’approche du garçon, avec un regard d’encouragement.
— 44, monsieur. Parce que 2 x 2 = 4 et comme les deux chiffres sont pareils, 4 à côté de 4, ça fait 44.
Les élèves se taisent, la classe est ébahie : Jules a fourni le bon résultat en suivant une route logique. Gabriel est soulagé, son copain a trouvé le moyen d’enregistrer ce qu’il laissait échapper jusqu’à présent ; il se doute que le Nain rouge est passé par là et qu’il a sauvé son camarade.
À la récréation, Jules propose un cadeau à Gabriel, en échange de son excellente idée d’appeler le Nain rouge ; mais Gabriel refuse, prétextant qu’il n’a pas bougé le petit doigt ; les deux amis en restent là, ce n’est que partie remise.
Toutefois, le Nain rouge a remarqué que c’est par franche camaraderie que Gabriel était intervenu ; une juste récompense lui semble méritée ; le bon magicien a repéré quoi faire pour le bon copain. Dès le lendemain, Gabriel sait faire du vélo, pratique que son père n’arrive pas à lui entrer ni dans la tête, ni dans les jambes depuis des semaines entières ; ses parents se demandent encore quel a été le déclic.