Le vieux jardinier pose son arrosoir sur la margelle de pierre, qui lui sert de banc dans ses moments de méditation. Le soleil de printemps caresse les jeunes pousses alignées dans la terre. L’air est doux, un agrément pour le promeneur qui traîne sur les chemins et pour le maraîcher avisé qui sait prendre le temps de laisser la nature faire son œuvre.
En se retournant, le vieil homme m’aperçoit, arrêté sur le bord du sentier. On échange un salut poli et convenu, je contemple les rangées de tas de terre tracées avec maîtrise et, avec l’espoir d’engager la conversation, je semble m’étonner du travail de précision :
— Ça doit vous prendre du temps ?
À pas lents, les épaules voûtées, l’ancien approche du grillage et y accroche sa main terreuse. A-t-il entendu ma remarque ou me faut-il la répéter ? Par instinct ou par souci de ne pas le froisser, je renouvelle mon salut. Le jardinier y répond avec lenteur, avant d’aborder le point qui l’a attiré :
— Oh, le temps, vous savez, c’est tout ce qui nous reste à notre âge. Les jeunes courent, nous on les regarde faire ! La force, l’envie, ça passe. Alors le temps, on n’a plus que ça…
Est-ce une plainte ou une plaisanterie ? Le fond incite à penser l’une, la forme pousse à comprendre l’autre ! La moustache blanche laisse un léger sourire rider le visage. Le regard généreux annonce un solitaire heureux de rencontrer une oreille prête à l’écouter.
— Pour occuper le temps, je préfère le jardin ! lance-t-il en sentence, levant son poing en signe de vigueur éternelle. Y en a qui vont au bistrot ou se collent devant la télé, toute la journée. Chacun s’abrutit comme il peut…
— Le jardin vous abrutit pas ! C’est quand même mieux : vous en voyez le résultat et vous en profitez dans votre assiette.
En homme prudent, il constate les faits, évitant de s’enthousiasmer ou de se lamenter :
— Des fois, ça pousse ! mais c’est jamais garanti : l’an passé, il a fait trop sec, rien n’a poussé. Les graines grillaient en terre. Et je parle pas des semences. Pas le droit d’arroser avec l’eau du robinet. Pas de pluie dans la cuve. Les plants ont brûlé sans rien donner, on n’a rien pu faire.
Court résumé d’une année de labeur, d’attente, de déception. Pas de coupable, pas de fautif, aucune récrimination. Le vieux jardinier aime la nature, rude complice de ses journées.
— Cette année, ça va mieux ? osé-je demander pour le consoler.
Les yeux écarquillés, la tête dodelinante de bas en haut, le jardinier scrute devant lui la meilleure répartie, la main ridée collée au menton, il pense à l’évidence :
— Qui sait d’avance le temps qu’il fera ? Demain. Après-demain au plus ! Mais après ? C’est comme lire dans la boule de cristal. La météo de la télé ou de la radio, c’est pour les gens de la ville ; nous, on prend le ciel comme il vient.
La conclusion m’étonne, bien que j’ignore comment l’interpréter. Un nuage de silence glisse. Après quelques secondes, je le brise :
— Vous cultivez des légumes et des fleurs…
— Des oignons, beaucoup d’oignons ! Ma défunte aimait bien ça ; moi j’aimais comment elle les accommodait. Ah, la purée d’oignons, avec une saucisse de Morteau, qu’est-ce que je me régalais avec ça…
Les instants du souvenir illuminent le regard du veuf ; puis il revient au présent :
- Maintenant je les donne à ma fille. Elle se plaint que je lui en donne trop… comme si, quand on donne, il peut y en avoir trop !
Les mots lents, à peine articulés, sonnent en un regret de tendresse déçue.
— Mais qu’est-ce que je peux en faire ? Dites-moi. Je sais pas préparer la purée comme ma femme faisait. Je vais quand même pas les jeter...
L’homme suit son idée, qu’importe la logique : les oignons lui rappellent sa femme, il ne peut y renoncer, l’oublier, les abandonner.
— Tous les rangs qu’on voit, ce sont des oignons ! dis-je avec un faux étonnement.
— Pas seulement, je fais aussi des radis et des patates. Si j’avais plus de terre, j’en ferais davantage mais faut savoir se contenter de ce qu’on a. Et bien souvent, il suffit de regarder à sa porte et on s’aperçoit que c’est déjà pas mal ! Les gens de maintenant veulent toujours plus, plus, plus… pour épater la galerie. Mais quand ils se rendent compte du travail que ça réclame, ils laissent tomber. Regardez autour de vous, tous ces jardins à l’abandon.
Le jardinier se mue en philosophe observateur :
— De nos jours, les gens de la ville s’installent à la campagne. Mais ils changent pas pour autant…
Soudain, le vieil homme se tait, pris d’un doute, craignant d’avoir eu la langue trop bien pendue :
— Vous êtes d’où ? me demande-t-il avec inquiétude.
Par jeu, je le dévisage, feignant de chercher la réponse. Enfin je lâche :
— Un village. Six cents habitants… en comptant les bêtes de la dernière ferme.
Rassuré, il relève la casquette et se frotte le front :
— Chez vous, ça doit être pareil. Ils quittent la ville, ils viennent habiter au calme. Comme ils disent : c’est le retour à la nature, à la campagne, la vraie vie. Un tas de sornettes entendues à la télé ! Tout juste s’ils vous expliquent pas comment on fait à la campagne. Et vas-y que je te jardine cinq mètres carrés. Ils bêchent un bout de terrain pour se sentir paysans. L’année d’après, claustra en plastique, piscine pour les gamins et terrasse nettoyée au Karcher… Tout le contraire, et toujours avec les mêmes bons sentiments et les grandes explications : vous savez, qu’ils disent – le critique parle en adoptant un air de confusion – on rentre trop tard le soir ! Ça nous prend tous les week-ends ! Et ça rapporte quand on est partis en vacances…
Son imitation le pousse lui-même à en ricaner.
— Désormais, regardez : avec ce système, on a même plus de rues, juste des alignements de haies hautes de trois mètres, des plaques de ciment toutes droites ou accrochées au grillage. Ils passent leur temps dans le salon à lorgner leur téléphone.
Avec des intonations très professorales :
— Ils communiquent sur les réseaux sociaux ! comme ils disent. Mais ils connaissent même pas leurs voisins, et encore moins leur parler, comme nous on fait !
En conclusion, le jardinier se fâche avec mollesse :
— C’est-y pas malheureux !
Souhaitant montrer que je partage son point de vue, je livre mon plaisir d’errer dans les grands espaces, les forêts et les paysages dégagés.
— Oh, rétorque-t-il avant même que j’achève, moi je me contente de mon lopin de rien du tout… Pourquoi j’irai chercher ailleurs ce que je suis sûr d’avoir chez moi ? Surtout à l’heure où les gens s’enferment, le soir, quand ils se plantent devant leur ordinateur ou leur télé, à faire leurs prières devant les infos, avec un guignol en guise de curé. Ou à regarder le même feuilleton à longueur de semaines, et des années entières bientôt…
Un moment de silence ponctue le discours, il cogite en reprenant son souffle :
— Vous avez vu ? maintenant ils font des feuilletons sans fin ! Ils lancent une histoire, ils surveillent si des couillons mordent à l’hameçon, et ils mélangent tout : le grand-père qui picole, le petit-fils qui couche avec un garçon, les voisins qui se cocufient à tout bout de champ, ou qui déménagent on sait pas pourquoi, et tout le bataclan sens dessus dessous. Et les gens, ils gobent, ils achètent même les cochonneries qu’ils leur vendent avec : le polo de la vedette, le sac à main de la midinette, le parfum de la femme fatale. Ils prennent vraiment les gens pour des couillons… Remarquez, tant que ça marche !
Un nouveau rire soufflé par les narines termine sa plaisanterie, avant qu’une autre idée le ramène à son jardin :
— Moi, à cette heure où ils s’enferment, je viens m’asseoir là. Là où j’ai posé mon arrosoir. Je regarde mes légumes comment ils poussent, le ciel qui se colore, les nuages qui dansent au-dessus de ma tête. D’autres fois, je regarde le bois d’en face. Chaque année, je vois la biche avec son petit. Pas à cette saison bien sûr, mais elle ne va pas tarder. Les bêtes, c’est comme les plantes, suffit d’attendre et de les laisser faire.
Ses yeux s’emplissent de rêve. Ses paroles ralentissent :
— Les gens sont pressés, ils savent plus attendre. S’ils pouvaient faire un gosse en quinze jours, ils seraient preneurs. Les plantes, elles, elles poussent quand c’est la saison ; elles profitent de la pluie, elles aiment le soleil. Les bêtes, c’est pareil : un œuf par jour, pas plus. Le lait… à la traite, pas en ouvrant le robinet quand on veut. Ah, les gens savent plus attendre tout ça : hop, un clic, et tout leur arrive, comme un dû. C’est-y pas malheureux !
La gorge du vieux jardinier vibre. Un sanglot étrangle la voix.
— Le mieux, c’est encore le matin. Au moment où il fait à peine jour. La nuit est pas finie, le jour est pas arrivé. Entre chien et loup, qu’on appelle ça. C’est frais, c’est calme… Tout d’un coup, un oiseau se met à chanter. Un chanteur tout seul, il a pas besoin d’orchestre ou de sono. Je suis là, lui aussi. Des fois, je me dis qu’il chante rien que pour moi… Et ça me retourne les sangs. Je l’écoute. Tenez, moi, c’est à ce moment-là que je suis en prière ! Quelques minutes passent et puis d’autres oiseaux – peut-être que c’est lui qui les a déjouqués – d’autres oiseaux se mettent à piailler. Et la nature se réveille. Tout doucement, en prenant son temps. C’est magique. J’ai beau me dire que c’est normal, que c’est pareil depuis l’éternité, ça reste magique…
Quelques instants de poésie suspendue, puis il me fixe, avec tendresse, comme le grand-père qui encourage sa progéniture :
— Je vous ennuie avec mes histoires de vieux fou un peu gâteux… Vous avez sûrement mieux à faire, votre chemin à continuer, la journée est pas finie ! Puisque vous êtes aimable, promettez-moi de déranger la nature quand vous la traversez. Regardez-la, écoutez-la, laissez-la vivre, elle vous récompensera. Un jour, j’y dormirai, comme tout le monde ! ce serait bien si elle était toujours aussi calme.